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De la Madone à sainte Agathe- Lacan, le désir et le réel
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De la Madone à sainte Agathe: Lacan, le désir et le réel
Marie-Hélène Brousse
Lorsque Jacques Lacan commença dans les années trente à penser la théorie analytique, la psychanalyse était dominée par une opposition irréductible entre le mouvement kleinien et celui de l’ego-psychology, qui toutefois s'accordaient pour réduire la psychanalyse aux théories du développement de l'enfant. Ceci impliquait un mouvement vers les origines, vers les relations les plus primitives de l'enfant avec son entourage qui ne manqua pas de donner à la figure de la Mère une place de plus en plus importante, contraire au centrage freudien de l’Œdipe sur le Père... L'innovation du stade » du miroir porte d'ailleurs la trace de ce mouvement chronologique d'ensemble comme de l'esprit du temps.
Pourtant, dès le premier abord de ce qu'il considérera longtemps comme la clef de voûte de la psychanalyse, l’œdipe, se fait jour la spécificité de l'orientation du désir de Lacan psychanalyste. Si les postfreudiens, en effet, faisaient la plus large place, dans leur approche du développement, les uns à l'observation des phénomènes de la vie familiale dans leur contingence, les autres à la modélisation des fantasmes de l'imaginaire œdipien, c'est-à-dire réduisaient le sujet à l'enfant dans sa famille, Lacan, dans « L'agressivité en psychanalyse», détachait déjà la perspective de l’œdipe de toute approche phénoménale ou mythologique pour l'envisager sous l'angle de la structure et de l'histoire, c'est-à-dire pour inscrire l'enfant comme sujet dans le cadre du Symbolique. C'est dans cette perspective qu'il convient de situer sa réévaluation de la figure de la Mère dans la relecture de l’Œdipe freudien qu'il effectuera au fil des années.
Dans Les Complexes familiaux déjà, elle n'apparaît que sous la forme du couple présence-absence, à l'occasion de la modélisation qu'en permet le sevrage. Dans le cadre conceptuel qu'offre le complexe », la relation Mère-enfant est subordonnée à la notion d'Imago; elle n'est donc abordée ni comme une personne ni comme un objet, mais comme élément d'une structure construite dans une relation que déterminent non les liens naturels de la reproduction mais les lois et les interdictions au service de la filiation. C'est dire que les liens entre la mère et l'enfant ne sont pas connectés dans leur durée au nourrissage mammifère mais varient en fonction de la structure symbolique dans laquelle ils prennent place et s'organisent non à partir de la satisfaction d'un besoin alimentaire, mais à partir de l'interruption de cette satisfaction.
L'origine de la figure maternelle est donc pour Lacan dès ce texte la perte de toute forme parasitaire de soin, perte qui s’avère première par rapport au Moi comme à l'objet. La nostalgie du sein maternel n'est possible, écrit Lacan, qu'à travers son remaniement dans le complexe d’Œdipe. Perte sans objet, le sevrage n'est pas un traumatisme biologique, mais une séparation qui fait exister l'objet. Si cette perte n'a pas lieu, autrement dit si le couple absence-présence n'est pas mis en place, la figure maternelle prend un « caractère mortifère », dont témoignent des troubles comme « l'anorexie et les empoisonnements de certaines toxicomanies de la bouche».
L'absence de référence à une satisfaction originaire instinctuelle dont la mère serait l'emblème et l'association entre complétude et instinct de mort marquent d'emblée les premiers développements de Lacan sur la mère, l'inscrivant à contre-courant de tout le mouvement psychanalytique, y compris Mélanie Klein avec l'œuvre de laquelle il entame cependant alors une longue confrontation.
Devant nous aujourd'hui, dix ans après sa mort, se déploie chronologiquement la totalité de son œuvre, et nous pouvons, à notre gré, en accentuer les ruptures ou les continuités, la cohérence ou les contradictions comme nous pouvons le voir tirer, au fil de son travail, jusqu'à leurs conséquences les plus extrêmes ses axiomes de départ.
Posons que l'importance donnée à l'absence-présence de la mère dès les Complexes familiaux est à la fois une intuition de départ cliniquement acquise et la conséquence logique, bien qu'en contradiction avec les évidences du sens commun, de sa fidélité à Freud. Ainsi pose-t-il d'emblée que la carence la plus traumatique est la carence paternelle, alors qu'il ne dispose pas encore de la dimension du Symbolique, ni des concepts qui lui permettront de construire dans la dissymétrie Père-Mère la structure œdipienne qui n'est pour lui que l'introduction de la loi freudienne.
L'axiome selon lequel l'inconscient est structuré comme un langage et la caractérisation du langage comme système de signifiants permettent, à partir de « Fonction et champ de la parole et du langage», une modélisation de l’Œdipe progressive sans précédent dans la psychanalyse, y compris chez Freud dont elle balaie les ambiguïtés biologistes ou mythologiques.
La substitution de la métaphore paternelle au mythe œdipien marque aussi la première réalisation d'un désir de formalisation pour la psychanalyse qui, lié au souci constant de sa transmission, ne connaîtra plus aucun répit.
Mais ce passage de l’Œdipe à la métaphore paternelle a eu aussi pour conséquence, par un retour à Freud contre les postfreudiens, de rendre enfin possible une avancée authentiquement postfreudienne de la psychanalyse. Enlisés qu'ils étaient dans une réduction du sujet de l'inconscient à l'enfant, la Mère barrait l'horizon de l'Autre, comme elle interdisait toute approche de l'objet qui ne passe pas par l'idée de totalité. Omniprésente, elle incarnait l'impasse d'une psychanalyse pour laquelle l'adaptation du désir à la réalité était devenue le mot d'ordre.
Or, qu’est-ce que la métaphore paternelle? C'est un processus de substitution allié à un processus de réduction : réduction du père de la réalité au Nom, c’est-à-dire à l'épinglage signifiant, réduction de la mère au désir, c'est-à-dire à la fonction du manque ou de la perte, puis par l'opération de cette perte, apparition d'un signifiant, production de signification et surgissement de l'objet dans lesquels on retrouve les deux conséquences de l’œdipe: identification et choix d'objet. La mère se trouve donc définie comme désir, lequel a deux faces : une face phallique de signification, une face d'énigme qui comme telle laisse entrevoir ce qui échappe à l’ordre des signifiants. Pour parvenir à cette simplification magistrale, il fallait se libérer d'une perspective psychologisante en se réglant sur le seul langage : « Seule imprudence qui ne nous ait jamais trompé», dit Lacan lui-même, dans « De nos antécédents » en 1966 (Ecrits, p. 67).
La structure métaphorique de l’Œdipe en fait donc une structure à quatre places, structure même de tout sujet de l'inconscient. La mère est comme le père un élément qui entre en fonction dans le sujet et non ce personnage mythique dont la littérature psychanalytique avait recouvert des termes différents: l'Autre, l'autre, l'objet, le moi, en ne différenciant pas les trois registres de l'Imaginaire, du Symbolique et du Réel. L'expression « désir de la mère», élément de la structure quadripartite du sujet, met en évidence la valeur fonctionnelle du manque dont tout désir est constitué et qui le rend définitivement antinomique avec toute adaptation ou satisfaction.
Les deux versants du désir de la mère, d'un côté condition de tout investissement libidinal et par là générateur de sens, de l'autre énigme échappant au sens, peuvent sans doute s'appliquer à la définition de tout désir, celui de Lacan compris; ils renvoient à deux modes de fonctionnement du manque dans la structure œdipienne. réduite à l'expression « désir de la mère » n'est autre que la mère mise en fonction dans le complexe de castration dont s'effectue sujet. En ce sens, il n'y a de mère que phallique.
Pourtant, dans cette opération de substitution dont s'effectue la signification phallique en même temps que la mise en place de l’Autre du signifiant, le X du désir laisse la voie ouverte à une approche ultérieure de la mère en terme d'objet. C'est ce que Lacan cherche dans des textes comme «Jeunesse de Gide » ou des Séminaires comme L’Ethique de la psychanalyse ou Le Désir et son interprétation. Pour le mouvement psychanalytique la mère représentait le comble de l'objet, celui auquel l'enfant était corrélé dès sa naissance sans la médiation du père. Nous avons vu comment la référence à l'Autre du langage détruisait cette représentation spontanée. C'est bien le pas accompli par la métaphore paternelle. Toutefois, si celle-ci réglait la question de la relation de la mère avec le phallus et l'Autre, la relation entre la mère et l'objet restait tributaire dans sa formalisation de l'éclaircissement du concept d'objet en psychanalyse.
Pour les postfreudiens, compte tenu de leur définition de l'objet par la demande et l'assimilation plus ou moins nette de la pulsion à l'instinct ou à l'amour, le sein maternel et par là le corps entier de la mère figuraient, en termes d'oralité, l'archétype de l'objet primaire. Comme le remarque ironiquement Lacan en note dans les Ecrits, la psychanalyse inscrit le rapport du sujet à l'objet à l'enseigne du Bon Lait; elle fait des représentations de la Madone donnant le sein à l'enfant Jésus la représentation idéale de ce rapport, retrouvant par là même l'inspiration de Dora et les sources de l'hystérie théorisatrice.
La différenciation entre le désir et la demande, l'articulation de la pulsion au signifiant, et l'introduction progressive, bien qui contradictoire parfois, de la jouissance, exigeaient une tout autre approche de l'objet. C'est cette autre approche que préparèrent les différents textes que j'ai cités: depuis la mère d'Hamlet dont le désir est différencié du « désir de la mère » dans la métaphore paternelle, justement parce qu'il n'est pas mis en tension avec le Nom du Père, jusqu'à celle de Gide, dégagée de la signification phallique au nom du devoir, en passant par la référence à la mère comme des Ding, Autre préhistorique hors signification, autant d'approches de la mère dégagées de la signification phallique, autant de figures cliniques de la jouissance.
Mais le fait même de se référer à la mère comme totalité restait un obstacle au dégagement de l'objet. C'est à partir de « Position de l'inconscient » et du processus de séparation que la question trouvera sa solution, solution qui entraînera d'ailleurs une disjonction définitive entre la mère et l'objet. Comme Lacan l'écrira dans « La science et la vérité», « toute tentative, voire tentation où la théorie courante ne cesse d'être relapse, d'incarner plus avant le sujet, est errance : ainsi de l'incarner dans l'homme, lequel y revient toujours à l'enfant». De même, incarner l'objet dans la mère revient toujours à coller à un idéal de complétude totalisatrice que la clinique comme les concepts fondamentaux de la psychanalyse viennent démentir.
Si le « désir de la mère » pris dans le processus de castration se laisse cerner par l'aliénation signifiante, la séparation au contraire situe le sujet non à partir du signifiant, mais de son point faible, au niveau de l'intervalle dans le couple signifiant, qu'illustre le point d'énigme du désir de l'Autre. La séparation est séparation d'avec la pars, partie qui n'est pas le tout et qui avec le tout n'a rien à faire. Du partiel sans totalité, tel est l'objet dont le sujet se sépare, plaçant dans l'intervalle son propre manque, c'est-à-dire le manque qu'il produirait chez l'autre par sa propre disparition. C'est dire qu’il ne s'agit pas de séparation d'avec la mère : séparés, mère et enfant le sont dès le début.
Aliénation et séparation constituent les deux opérations subjectives définissant le rapport originel du sujet à l'Autre. La référence choisie par Lacan pour illustrer cette séparation est d'autant mieux connue qu'elle balaie la tradition analytique : « A la section du cordon ombilical ce que perd le nouveau-né n'est pas sa mère, mais son complément anatomique, ce que les sages-femmes appellent le délivre. » L'objet est toujours prélevé sur le sujet. A partir de la relecture du Fort-Da, Lacan met en série la bobine, le délivre, le sein; cette mise en série met en évidence que la coupure ne passe pas entre la mère et l'enfant mais entre le sujet et l'objet. Ainsi l'objet de la pulsion orale, une des figures de l'objet a, n'est ni nourriture, ni souvenir de nourriture, ni écho de nourriture, ni soins de la mère, mais « ce quelque chose qui s'appelle le sein», que l'individu perd à sa naissance et qui peut symboliser l'objet perdu. Lacan ajoute : « Pour tous les objets perdus je pourrais évoquer la même référence. » « Le sein est quelque chose de plaqué, qui suce quoi? L'organisme de la mère. » il s'agit donc d'une mutilation, articulée à la castration dans la plupart des cas. C'est parce que le plan de séparation passe entre le sein et la mère que le sein devient cause du désir : la mère n’entre donc pas dans cette liste, elle ne cause pas le désir. D’où il découle que sainte Agathe, portant ses seins sur un plateau, est une image plus proche du rapport du sujet à l'objet en cause dans son désir que l'enfant au bras de la madone complété du sein, ou si l'on veut que la vignette tirée de saint Augustin qu'antérieurement il avait pu lui-même utiliser.
On peut alors mesurer le trajet parcouru, et les avancées qui le rendirent possible, de saint Augustin à sainte Agathe : par une désincarnation progressive, une formalisation du complexe d’Œdipe a abouti à un au-delà de l’Œdipe (...)
Dans Télévision Lacan écrit: « L'ordre familial ne fait que traduire que le père n'est pas le géniteur, et que la mère reste contaminer la femme pour le petit l'homme»; et dans Encore il y revient: « Si la libido n'est que masculine, la chère femme, ce n'est que là où elle est toute, c'est-à-dire de là où la voit l'homme, rien que de là que la chère femme peut avoir un inconscient. Et à quoi ça lui sert ? Ça lui sert, comme chacun sait, à faire parler l'être parlant, ici réduit à l'homme - je ne sais pas si vous l'avez remarqué dans la théorie analytique -, à n'exister que comme mère. » La mère est donc ce que l'homme peut rencontrer de la femme au prix justement de la manquer (...)
La maternité est donc un des abords possibles de la castration par les femmes et par les hommes, abord d’autant plus important qu’il se signale pour elle par une note de perversion dans le rapport fétichiste à l’objet qu’il implique. Cette note de perversion dans le rapport à l’enfant peut sans doute expliquer pourquoi, pour Lacan comme pour Freud, la perversion proprement dite reste une solution masculine. Elle souligne aussi l’importance du fantasme dans le rapport mère-enfant, comme en témoignent la clinique analytique et l'histoire du mouvement analytique qui a pu, avant Lacan, tendre à se réduire à une gigantesque fascination pour le mythe maternel.
Il revient à Lacan, et à Lacan seul, d'avoir trouvé les conditions de possibilité pour la traversée de ce fantasme analytique en se réglant d'une part sur la primauté du signifiant, et d'autre part sur le point de réel qui vient faire limite à la fonction phallique. La sortie lacanienne de l’Œdipe freudien, c'est-à-dire la mise en évidence du « pas-tout », permet de ne plus dénier le réel impliqué dans l'Autre, lequel ne se laisse pas si facilement réduire au Tout: « La femme a rapport au signifiant de cet Autre»; en tant que tel il est barré, pas totalement réductible par conséquent au champ de l'inconscient. Jamais toute mère : la relation mère-enfant n'ouvre aucun accès privilégié à la féminité; aucune universalisation n'est par là possible qui, échappant à la castration, viendrait démentir qu'il n'y a pas de rapport sexuel. (...)
Que nous enseigne du désir de Lacan cette rectification de la psychanalyse? Sans doute que ce désir s'oriente du réel et non de l'image ou du mythe qui tendent toujours à donner au désir une apparente cohérence qui l'humaniserait le désir est inhumain, l'intérêt de Lacan pour Antigone le souligne assez. Et que seule l'universalisation de la castration a permis l'accès à l'objet propre au discours analytique. C'est une des leçons du trajet de la mère-madone à sainte Agathe que bordent le phallus et l'objet.